En Afrique subsaharienne, 60 % de la population dépend de l'agriculture. Celle-ci n’est pas qu’un moyen de subsistance : elle représente le socle de la vie. Pourtant, malgré son rôle central dans l'économie et le bien-être du continent, une problématique insidieuse freine les avancées, rarement abordée dans les médias : l'absence de données fiables sur les sols.
Ce manque de connaissances, alors qu’il pourrait être perçu comme un simple souci technique, constitue un obstacle majeur à l’agriculture en Afrique, à la garantie de la sécurité alimentaire et à la lutte contre le changement climatique.Dans ce volet de notre série Mapping the Unseen, nous explorons le problème sous-estimé mais majeur du manque de données sur les sols en Afrique, ses enjeux et impacts et pourquoi il est crucial de le résoudre pour l'avenir du continent.
À première vue, l’idée que le manque de données sur les sols puisse freiner le potentiel agricole d’un continent entier peut sembler improbable. Pour autant, ce déficit en informations a des conséquences non négligeables. Les données sur les sols fournissent des informations essentielles sur les niveaux de nutriments, la santé des sols et l’adéquation des cultures. Sans celles-ci, les agriculteurs africains, en particulier les millions de petits exploitants, avancent à tâtons, notamment concernant la question des engrais ou traitements à appliquer.
Cette incertitude conduit à des pratiques inefficaces, réduisant les rendements, gaspillant des ressources et, dans beaucoup de cas, causant des dommages environnementaux à long terme. De plus, de nombreux sols sont contaminés par des polluants issus de l'exploitation minière illégale et de l’industrie, souvent difficiles à détecter. Si rien n'est fait, les agriculteurs peuvent découvrir en post-récolte que leurs cultures ne sont pas sûres pour la consommation.
Malgré l'importance de ces informations, les données sur les sols en Afrique sont souvent obsolètes, inaccessibles, voire carrément inexistantes. Pour de nombreux petits exploitants, les coûts des analyses privées sont prohibitifs, les privant ainsi des moyens de prendre des décisions éclairées. En l’absence de ces données, la planification agricole relève plus d’un processus de tâtonnement – ce qui fragilise la sécurité alimentaire des zones touchées.
L'absence de données précises et à jour sur les sols a un effet domino sur l'ensemble du paysage agricole. Quelques-unes des principales manières dont elle affecte la productivité et la sécurité alimentaire sont listées ici :
1. Utilisation inefficace des engrais
Sans données précises sur les sols, les engrais sont souvent appliqués en quantité insuffisante ou excessive, entraînant de faibles rendements et même des dommages durables au sol. Selon une étude de AfricaFertilizer.org, les pays d'Afrique subsaharienne souffrent fréquemment de mauvais usage des engrais en raison de la méconnaissance des besoins nutritionnels des sols.
2. Réduction des rendements et dégradation des sols
Lorsque les agriculteurs appliquent des intrants inadéquats, cela nuit à la production des cultures et accélère la dégradation des sols, entraînant l’érosion, la perte de fertilité et même la nécessité de cultiver de nouvelles terres, dégradant encore davantage l’environnement.
3. Difficulté de planification de la sécurité alimentaire
Les gouvernements et les décideurs politiques peinent à prendre des décisions sur la production alimentaire et la sécurité. Sans données fiables sur les sols, ils ne peuvent pas prévoir avec précision les futurs rendements, ce qui complique la préparation et la réponse aux crises telles que les sécheresses ou les invasions de ravageurs. La FAO a à ce titre souligné que l'amélioration des données sur les sols pourrait considérablement renforcer les stratégies de sécurité alimentaire sur le continent.
Cette crise invisible affecte principalement les petits exploitants, qui constituent l'épine dorsale de la main-d'œuvre agricole africaine. Ne disposant pas des ressources pour mieux connaître leurs sols, les agriculteurs sont contraints de s'en remettre à des pratiques obsolètes ou à des conjectures, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux échecs de récolte et aux pertes économiques. Les communautés environnantes en sont directement touchées, se nourrissant des produits de l’agriculture, mais aussi buvant, se baignant dans de l’eau qui peut être contaminée via les nappes phréatiques dans le cas de polluants aux métaux lourds.
Les gouvernements souffrent également du manque de données. Les recensements agricoles sont rares et incomplets, ce qui complique le suivi de la santé des sols ou la prévision des besoins en production alimentaire au niveau national. Les décideurs disposent de trop peu d’informations pour mettre en œuvre des changements significatifs, ce qui freine la progression vers des objectifs comme l’Objectif de Développement Durable (ODD) 2 : éradiquer la faim et promouvoir une agriculture durable.
Enfin, ce cercle vicieux bloque le secteur privé sur la question. Les investisseurs hésitent à injecter du capital dans l’agriculture en l’absence de données fiables sur la qualité des sols et les rendements potentiels, ce qui limite les ressources disponibles pour accroître la capacité agricole et in fine améliorer la production alimentaire. L’accès à des données fiables pourrait libérer des fonds privés pour dynamiser l’économie locale, permettant ainsi aux capitaux de circuler et absorber une main-d'œuvre qualifiée - souvent sous-employée- , cassant le cercle vicieux de la mauvaise utilisation des sols.
L'impact invisible de ce manque de données dépasse le cadre de l'agriculture, contribuant à la dégradation de l'environnement. Les mauvaises pratiques agricoles, exacerbées par l'absence d'informations sur les sols, conduisent à une utilisation excessive des engrais et des produits chimiques qui dégradent la fertilité des sols. Au fur et à mesure que les terres arables rétrécissent, les agriculteurs empiètent sur des zones auparavant non cultivées, ce qui favorise la déforestation et la perte de biodiversité. De plus, les pratiques agricoles non durables épuisent les ressources en eau en la rendant impropre à la consommation, aggravant dès lors les effets du changement climatique sur des écosystèmes déjà vulnérables.
Ainsi, le manque de données sur les polluants des sols entrave considérablement les efforts des ONG et des militants qui œuvrent pour la protection de l'environnement et la durabilité agricole. Sans données fiables, ces organisations peinent à identifier et quantifier l'étendue des pollutions, ce qui complique la défense de changements politiques ou la mobilisation pour des interventions, pourtant nécessaires. Cette lacune limite leur capacité à sensibiliser le public aux risques sanitaires associés aux sols contaminés et à mobiliser les communautés pour agir contre les sources de pollution.
Par ailleurs, l'absence d'informations détaillées sur les polluants peut saper la crédibilité de leurs revendications, rendant difficile le soutien des parties prenantes et des organisations de financement. En conséquence, les ONG et les militants sont souvent contraints de réagir aux problèmes plutôt qu’à aborder de manière proactive les causes profondes de la pollution des sols, ce qui ralentit les progrès vers des pratiques agricoles durables et des objectifs environnementaux plus larges.
Pour répondre à ce défi, la solution est claire : il est nécessaire de prioriser la collecte et la diffusion des données sur les sols, de la manière la plus ouverte possible. Des initiatives prometteuses sont en cours, mais elles nécessitent un financement et une échelle accrus.
Initiatives de cartographie numérique des sols
Plusieurs projets visent à cartographier les sols africains, utilisant des technologies de télédétection, les systèmes d’information géographiques et l'apprentissage automatique. Des initiatives comme le Service d'Information des Sols Africains (AfSIS) et le Consortium pour la Santé des Sols en Afrique ouvrent la voie dans la collecte et l'analyse de données, mais elles manquent de financement et ont besoin de soutien pour élargir leur portée.
Les nouvelles technologies offrent des moyens économiques de collecter des données sur les sols. L'imagerie satellite et les kits de test de sol mobiles fournissent des informations en temps réel sur la santé des sols, la fertilité et le pH. Elles sont pour autant méconnues du grand public, des bailleurs et nécessitent à la fois un plaidoyer pour se faire entendre avant d’espérer obtenir un soutien.
Implication du secteur privé et des organisations philanthropiques
Le secteur privé et les organisations philanthropiques ont également un rôle à jouer. En investissant dans les initiatives de données sur les sols, ils peuvent contribuer à faire la lumière sur l’état des sols dans les zones sous-desservies, offrant une meilleur garantie en termes de sécurité alimentaire. Chez d-Node, nous nous efforçons de réunir les acteurs privés et publics pour concrétiser cette grande idée au bénéfice des écosystèmes entiers.
La population africaine est amenée à doubler d'ici 2050, ce qui renforce l'urgence d'augmenter la pérennité du modèle agricole et d'assurer la sécurité alimentaire. Cela ne peut se faire sans une compréhension approfondie des sols du continent pour les communautés qui y vivent. Le changement climatique rend l'agriculture de moins en moins prévisible. De meilleures données sur les sols permettront aux agriculteurs de mieux connaître leurs zones, offrant une forme de résilience face aux sécheresses, inondations et autres chocs environnementaux. Surtout, les ONG ayant un accès plus clair aux données sur leurs zones pourront mieux revendiquer l’intérêt de leurs actions et tracer de manière claire leurs impacts, cassant un cercle vicieux de non-information et s’inscrivant dans une logique d’impact durable.
La crise du manque de données sur les sols en Afrique constitue un obstacle à une agriculture durable, mais n’est pas un défi insurmontable. Il est nécessaire d’obtenir des efforts coordonnés des gouvernements, de la société civile, des investisseurs privés et des organisations internationales, afin de faire pression pour une libération des données sur les sols, qui garantira une meilleure transparence sur la situation actuelle à court terme, et une sécurité alimentaire plus stable à long terme, pour les générations à venir.
Dans les prochains volets de Mapping the Unseen, nous continuerons d'explorer les facteurs caractéristiques des données invisibles qui façonnent le développement et la résilience des zones sous-desservies en données, avec un regard plus approfondi sur les défis et solutions souvent négligés mais essentiels à l'avenir de celles-ci.
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